Bonjour à tous, au menu aujourd'hui la course aux vaccins contre la Covid-19 qui a tenu en haleine la planète tout au long de 2020.
⚠️ Disclaimer : le but de cet épisode est d'analyser l'innovation que constitue un vaccin à base d'ARN messager d'un point de vue business et technologique. Surtout pas d'un point de vue de santé publique. On ne va donc pas se poser la question de la pertinence d'une politique de vaccination globale. Ce sont des choses hors de mon domaine de compétence, d'autres s'exprimant mieux que moi à ce sujet.
D'autre part, je suis bien au courant que des entreprises pharmaceutiques comme Pfizer ont auparavant menti, triché, corrompu et tué. Elles se sont fait condamner à plusieurs reprises et ont payé des milliards de dollars d'amendes. Tout ceci est très bien rapporté dans des livres comme "Remèdes mortels et crime organisé" de Peter Gotzsche, ou "Big Pharma" de Mikkel Borch-Jacobsen. Je peux aussi vous conseiller à ce sujet l'excellent documentaire "Big Pharma, labos tout-puissants", disponible sur Arte.
Dans l'actualité récente, on peut citer l'exemple de Gilead qui a réussi à vendre à l'Europe un médicament complètement inutile contre la Covid-19 (le remdesivir). D'une part, au prix exorbitant de 390 dollars la dose, soit 2 340 dollars le traitement puisque recommandé en 6 doses. D'autre part, alors que son coût de fabrication est à peine de 0,93 dollar par dose, et que son développement s'est fait à grands coups de subventions publiques.
De prime abord, j'ai donc plutôt un regard extrêmement méfiant sur les pratiques de Big Pharma. Mais encore une fois, ce n'est pas l'objet de cette vidéo. Nous allons surtout parler d'innovation et de go-to-market. Cet épisode s'inscrit dans la suite logique de mes chroniques sur le coronavirus, dont font partie les épisodes suivants :
Les vaccins à ARN messager
La compétition entre laboratoires pour la vaccination contre le nouveau coronavirus a pris un tournant très médiatique ces dernières semaines avec la multiplication des annonces de résultats. Aujourd'hui, il y a deux entreprises dans la course aux vaccins qui se basent sur la même technologie de l'ARN messager, mais avec deux stratégies complètement différentes : Pfizer et Moderna.
Ces vaccins d’un genre nouveau ne contiennent aucun virus « reconnaissable », seulement son matériel génétique, lequel migre alors dans les cellules humaines afin de leur faire synthétiser la « carte d’identité » du virus. La suite est la même que pour les vaccins à ADN : les protéines de spicule du coronavirus présentes dans les cellules sont détectées et déclenchent la réaction immunitaire souhaitée. (Source : Le Monde)
Toutefois, Pfizer et Moderna ne sont pas capables de répondre à toute la demande mondiale massive de vaccins. D'autres entreprises et instituts de recherches dans le monde sont aussi dans la course, s'appuyant parfois sur des technologies beaucoup plus éprouvées. Il risque donc d'y avoir plusieurs gagnants.
Pour autant, ce qu'ont réalisé Pfizer et Moderna est un accomplissement historique. Les deux entreprises ont développé un vaccin en un temps record, c'est-à-dire en quelques mois seulement, alors que cela prend habituellement des années, voire des décennies.
Il y a 3 facteurs principaux qui ont permis cette percée majeure :
Cette nouvelle méthode de développement de vaccin à base d'ARN messager était déjà prête, et n'attendait qu'à être mise à l'épreuve,
L'urgence et l'ampleur de la crise sanitaire aux Etats-Unis a permis d'accélérer les tests cliniques, qui sont en fait la phase la plus chronophage du processus de développement d'un vaccin,
Le gouvernement américain était prêt à tout pour mettre un vaccin sur le marché le plus rapidement possible, ce qui a permis d'enjamber tous les obstacles administratifs, de réduire le risque financier des entreprises pharma à coups de gros contrats, et de lancer la production de vaccins avant même que les tests ne soient bouclés.
Moderna entre dans la course
Le PDG de Moderna, le français Stéphane Bancel, a tout d'abord entendu parler du virus chinois en janvier. Il a tout de suite pensé à appliquer la technologie sur laquelle ses experts travaillent depuis des années. Il s'agit d'un système permettant de designer un vaccin simplement à partir de la séquence génétique d'un virus. Si le système délivre, Moderna pourrait avoir un vaccin en quelques jours, et le plus dur serait de passer les différents essais cliniques.
On aurait déjà pu tester cette technologie sur le SARS, le MERS ou le virus Zika. Cependant, la menace de ces virus s'est estompée avant que des tests cliniques ne soient entamés. Puisque la nouvelle pandémie avait cette fois-ci plus de chances de perdurer, Bancel l'a identifié comme l'opportunité ultime de tester les capacités de Moderna.
Moderna emploie seulement 800 personnes, en incluant son équipe de production. Leur pipeline contient une vingtaine de vaccins et de traitement en développement, dont pour l'instant absolument aucun n'est commercialisé sur le marché. L'entreprise valorisée à 60 milliards n'a même jamais atteint la phase 3 des essais cliniques, censée déterminer qu'un vaccin est efficace et inoffensif pour les humains. Bancel a quitté BioMérieux en 2011 pour diriger Moderna, un pari risqué mais qui peut, en plus d'avoir un impact inouï sur notre approche des pathogènes, lui rapporter aussi très gros.
Le nouvel objectif de Moderna était de passer du design de vaccin aux essais cliniques en seulement 3 mois. Dès que la Chine a publié la séquence génétique du nouveau virus, le Centre de Recherche des Vaccins américain a localisé le gène responsable de la protéine de spicule, et l'a envoyé à Moderna dans un simple fichier Word. Moderna a introduit ces données dans sa plateforme, et les chercheurs ont ainsi obtenu un design de vaccin à base d'ARN messager. Le processus a pris en tout et pour tout... 2 jours.
L'alliance Pfizer/BioNTech
Mais, Moderna n'est pas la seule entreprise dans la course aux vaccins à base d'ARN messager. En Mayence, le couple turco-allemand composé du Dr. Ugur Sahin et du Dr. Özlem Türeci ont emprunté la même voie. Leur startup, BioNTech, travaille avec Pfizer depuis plusieurs années pour développer un vaccin grippal se basant sur la même technologie.
Le couple a proposé à Pfizer d'appliquer leur méthode au nouveau coronavirus, et Pfizer a accepté de financer l'ensemble des coûts de développement, de production et de distribution, ainsi que de prendre en charge les essais cliniques grâce à sa force de frappe. Les bénéfices seront ensuite divisés entre les deux structures.
Les collègues du Dr. Sahin lui ont suggéré d'attendre la signature d'un contrat formel avec Pfizer, mais celui-ci a estimé qu'il n'y avait pas une seule seconde à perdre. Pfizer a alors immédiatement envoyé un jet vers l'Allemagne afin de transporter des échantillons du vaccin de BioNTech vers ses propres centres de recherche à New York, pour réaliser les premiers tests sur des animaux.
L'enjeu est critique pour Pfizer. Plus que les retombées financières potentielles, l'entreprise veut absolument redorer son image et faire partie de la solution qui va soulager l'humanité.
Opération Warp Speed
Devant la gravité de la situation aux Etats-Unis, l'opération Warp Speed est lancée. C'est une collaboration entre le Pentagone et le Département de la Santé, dont le but est de supporter l'industrie pharmaceutique et les biotechs avec toute la force de frappe du gouvernement. L'objectif de Trump était d'arriver à un vaccin grand maximum en octobre.
Deux leaders sont à la tête de cette nouvelle organisation. Sur le front scientifique, le marocain Dr. Moncef Slaoui coordonne l'ensemble des recherches ; et sur le plan logistique, le général américain 4 étoiles Gustave Perna déploie les moyens qu'il faut pour anéantir tout obstacle.
Pour Slaoui, sa mission est d'abord de décider quels vaccins soutenir parmi les 50 challengers. Son équipe a choisi 3 types de vaccins différents, et deux entreprises pour chaque type de vaccin (au cas où l'une d'entre elles échoue). Le gouvernement ayant misé sur ses chevaux, la course peut donc commencer.
Le gouvernement a proposé son aide à Pfizer et Moderna pour alléger leur facture de R&D, guider les essais cliniques et même livrer du matériel aux différentes unités de production. Mais Pfizer n'était pas si intéressé par cette aide fédérale. Après tout, avec 52 milliards de dollars de chiffre d'affaires, l'entreprise n'avait pas tant besoin que ça de subventions. Elle préférait rouler pour elle-même et ne souhaitait pas être trop proche du clan Trump. Elle a néanmoins signé un contrat de 1,95 milliards en juillet, en pré-vendant au gouvernement 100 millions de doses de son futur vaccin s'il se révélait efficace. Et c'est bien entendu un très gros coup.
Quant à Moderna, elle a reçu près de 2,5 milliards de fonds pour acheter les matières premières nécessaires, agrandir son usine de production et élargir son équipe de 50%. Quand Moderna a découvert cet été qu'une pièce de production de son usine ne pouvait pas être livrée durant le weekend à cause des limitations sur la circulation des poids-lourds, un seul coup de fil a suffi. L'opération Warp Speed a joué son rôle et escorté la pièce en convoi militaire du Midwest jusqu'au Massachussetts. Idem quand il a fallu récupérer une autre pièce au sein d'un train en retard pour la livrer ensuite par avion.
Résultats et plus-values
Mais tout ne s'est pas toujours résolu aussi rapidement à chaque obstacle. A peu près au même moment, des problèmes de conception et d'exécution des essais cliniques ont vu le jour. Pfizer comme Moderna n'avaient pas inclu suffisamment de personnes issues des minorités dans leurs tests. Pfizer, qui a les poches pronfondes, a immédiatement élargi son essai de 30 000 à 44 000 personnes, ce qui lui a probablement coûté des centaines de millions de dollars supplémentaires.
Pour Moderna, c'était beaucoup plus difficile. Le gouvernement a dû intervenir pour l'aider à recruter plus de volontaires noirs et hispaniques. Durant ce court moment de latence, Pfizer est passé à la tête de la course, devant Moderna.
Et le 8 novembre, les résultats de Pfizer sont tombés. Son vaccin avait 95% d'efficacité (d'abord annoncé à 90%, puis revu à la hausse). Sur les 94 personnes qui tombées malades lors du test, 90 faisaient parti du groupe auquel on avait injecté un placebo, et seulement 4 s'étaient réellement fait vacciner.
Pfizer a dès lors averti quelques hauts placés de la FDA bien choisis, ainsi que l'équipe de Biden. Il n'ont absolument rien dit à Trump, qui ne l'a appris que le lendemain lorsque la nouvelle a été rendue publique. Cela a eu pour résultat d'envenimer encore plus la relation Trump-Pfizer, pour qui l'entreprise était en train de se venger de sa politique de contrôle des prix sur les médicaments.
Dans la foulée, le PDG de Pfizer, Albert Bourla, a vendu pour 5,6 millions de dollars d'actions lundi, exactement le jour où son groupe a annoncé de bons résultats préliminaires sur l'efficacité de leur vaccin. Il a vendu 132 508 titres au prix de 42 dollars, soit environ 60 % de sa participation dans Pfizer. L'action du laboratoire américain a bondi de 15 %, repartant à l'assaut de ses records de la fin des années 1990.
De son côté, Moderna a vu Pfizer franchir la ligne d'arrivée dans une impuissance totale. Mais ses propres résultats sont rapidements tombés aussi, et ils étaients quasiment similaires à ceux de Pfizer. Sur 95 infections, 90 faisaient partie du groupe placebo, et 5 du groupe des vaccinés.
Albert Bourla n'est pas le premier dirigeant pharmaceutique à tirer profit des gains boursiers de son entreprise durant la pandémie. Les cinq principaux dirigeants de Moderna ont aussi encaissé plus de 80 millions de dollars en actions cette année.
Le défi logistique
Développer un vaccin n'est en fait qu'une partie de l'équation. Encore faut-il le produire en quantités suffisantes et le distribuer à tous les recoins de la terre. Dès qu'une autorisation de mise sur le marché est accordée, le plan est de commencer la distribution des vaccins dans les 24h suivantes.
Pour prendre l'exemple de Pfizer, son vaccin doit être conservé semble-t-il à une température de -70 degrés. L'entreprise a donc conçu des boites de conservation techniques pour la mission. Equipée de capteurs GPS et thermiques, chaque boite peut contenir jusqu'à 975 doses de vaccin. Lorsqu'une boite arrive à une clinique, celle ci peut :
L'entreposer dans un supercongélateur spécial, pour être conservée jusqu'à 6 mois,
Si la clinique n'a pas de supercongélateur, elle peut conserver les vaccins au simple réfrigérateur jusqu'à 5 jours,
L'autre option est de garder les vaccins dans leur boite de transport jusqu'à 15 jours, à condition de la recharger en glace carbonique.
Aux Etats-Unis, il y aura 6 millions de doses disponibles à la mi-décembre. Rappelons que le vaccin de Pfizer nécessite une double-dose. Cela permettrait donc d'immuniser à peine 3 millions d'américains. On est bien loin des 330 millions d'américains. Fin décembre, il y aurait de quoi vacciner 20 millions d'américains supplémentaires.
Il n'y pas encore de plan précis quant à qui sera aux premières loges pour se faire immuniser. Le consensus a l'air de pencher vers le corps médical. Médecins, infirmiers et autres personnels de santé pourraient être les tous premiers, avec les résidents d'établissements d'hébergement pour personnes âgées.
Ensuite, il pourrait y avoir le segment des personnes de plus de 65 ans souffrant de maladies aggravantes comme le diabète. Ou encore les travailleurs essentiels, c'est-à-dire tous ceux ne pouvant assurer leur mission en télétravail et grâce à qui nos systèmes continuent de fonctionner. Cela peut aller des pompiers aux professeurs en passant par les métiers de l'alimentation. Vacciner ces millions de personnes nécessite des mois et ne sera probablement accompli qu'à l'été prochain. Aux Etats-Unis, l'opération Warp Speed a pour cible le mois de mai.
Puisque la plupart des vaccins requièrent une double dose, il va falloir renseigner dans une base de données qui s'est fait vacciner, avec quel vaccin, à quelle date, et quand doit-il recevoir la 2e injection. L'effort logistique est donc gigantesque, surtout connaissant le fiasco que peuvent connaître les systèmes informatiques gouvernementaux. Même les systèmes de l'élection américaine, pourtant l'un des événements les plus observés de la planète, ont connu de nombreux dysfonctionnements.
De plus, nous ne savons même pas si la vaccination nous permet de ne plus être contagieux. La seule chose que les tests cliniques ont testé est l'efficacité contre le développement de la Covid-19.
Et puis les vaccins pourraient finalement ne même pas être approuvés. Ceux encore en cours de développement pourraient ne pas aboutir. Le système de distribution pourrait faillir. Les nouvelles boites de transport pourraient ne pas tenir leur promesse. La base de données des vaccinés pourrait planter. Les citoyens pourraient être extrêmement précautionneux devant cette nouvelle technologie à base d'ARN messager et bouder le vaccin. En fin de compte, c'est un projet extrêmement complexe et ambitieux.
D'autres questions restent également en suspens :
Est-ce que le vaccin est réellement efficace chez les personnes âgées, soit la population qui en a le plus besoin ? Arrive-t-il à vraiment stimuler leur immunité, et pour combien de temps ? Les questions autour de la sérologie du virus sont encore un grand mystère pour nos chercheurs…
Quels effets indésirables du vaccin vont remonter lorsque des millions de personnes seront vaccinées (effets qui ne remontent pas forcément lors d'essais cliniques plus limités en termes de taille du groupe) ?
Était-ce une bonne idée de faire basculer l'indemnisation de potentielles victimes du côté des gouvernements, et non des groupes pharmaceutiques ?
Aller aussi vite n'est-il pas la recette d'un fiasco imminent, surtout étant donné la nature historique de l'utilisation de vaccin à ARN messager chez l'homme (principe de précaution) ?
Bref, nous sommes encore bien loin d'avoir toutes les réponses, mais je tiens tout de même à clore sur une note positive. Avec l'annonce du vaccin d'Oxford/AstraZeneca, il y a à présent 7 vaccins approuvés pour un usage limité. Pourtant, le vecteur de la Covid-19 a seulement été séquencé en début d'année. C'est plus précisément le 19 janvier 2020 que le génome du SARS-CoV-2 a été rendu public. Que de progrès en 300 jours !
C'est la preuve que l'humanité peut accomplir de grandes choses grâce à la collaboration. Cette course aux vaccins est au fond une histoire de collaboration. Entre les pouvoirs publics et privés d'une part, ainsi qu'entre les groupes pharmaceutiques, les biotechs, les universités et les instituts de recherche. Nous avons également observé une collaboration entre plusieurs pays pour organiser des essais cliniques de grande ampleur, comme celle entre la Chine, le Maroc, les Emirats arabes unis, le Pérou et l'Argentine concernant le vaccin à virus inactivé de Sinopharm.
Nous ne serions jamais arrivés là nous en sommes en jouant la carte du chacun de son côté. L'urgence et la nécessité ont permis de lever toutes les barrières dans la course aux vaccins. Mais ce qui a été accompli doit également beaucoup à un cocktail de coordination, de coopération et de saine compétition.
Que se passerait-il si on appliquait ce mindset propre à la pandémie aux autres grands challenges de l'humanité ? Un autre monde est sans aucun doute possible !
📚 Articles : https://afterlifelabs.co/
🌐 Twitter : https://twitter.com/AfterlifeLabs
📄 Sources : https://pastebin.com/WRCU7gTj