Aujourd’hui, l’armée russe est entrée dans Kiev. C’est la deuxième journée d’invasion russe. Les images de guerre sont terrifiantes et nous prions pour un apaisement rapide des tensions.
Je souhaite partager avec vous mes notes sur la Russie, majoritairement issues de ma lecture de l’ouvrage “Prisoners of Geography” de Tim Marshall. J’espère qu’elles pourront aider certains d’entre vous à voir plus clair dans les événements actuels.
La puissance russe
La Russie est le plus grand pays du monde, 2x plus grand que les États-Unis ou la Chine, 5x plus grand que l'Inde, 70x plus grand que le Royaume-Uni. Cependant, le pays a une population relativement peu nombreuse de 144 millions d'habitants, soit moins que le Nigeria ou le Pakistan. Moscou régit 11 fuseaux horaires.
La Russie, comme toutes les grandes puissances, pense aux 100 prochaines années et comprend que pendant cette période, tout peut arriver. Il y a un siècle, qui aurait pu deviner que des forces armées américaines seraient stationnées à quelques centaines de kilomètres de Moscou, en Pologne et dans les États baltes ? En 2004, treize ans seulement après la dislocation de l’URSS, tous les anciens États du Pacte de Varsovie, à l'exception de la Russie, faisaient partie de l'OTAN ou de l'Union européenne.
Lorsque l'on sort du cœur de la Russie, une grande partie de la population du pays n'est pas ethniquement russe et ne prête guère allégeance à Moscou, ce qui se traduit par un système de sécurité agressif semblable à celui de l'époque soviétique. À cette époque, la Russie était une puissance coloniale qui régnait sur des nations et des peuples qui avaient le sentiment de n'avoir rien en commun avec leurs maîtres. Certaines parties de la Fédération de Russie - par exemple, la Tchétchénie et le Daghestan dans le Caucase - ont toujours le même sentiment aujourd’hui.
L'invasion de l'Afghanistan en 1979 a donné de l'espoir au grand rêve russe de voir son armée “laver ses bottes dans les eaux chaudes de l'océan Indien”, selon les termes du politicien russe ultranationaliste Vladimir Jirinovski. Et de réaliser ainsi ce qu'elle n'a jamais eu : un port en eau chaude où l'eau ne gèle pas en hiver, avec un accès libre aux principales routes commerciales du monde. Car les ports de l'Arctique, comme Mourmansk, gèlent pendant plusieurs mois chaque année. Vladivostok, le plus grand port russe sur l'océan Pacifique, est bloqué par les glaces pendant environ 4 mois. Cette situation ne fait pas qu'interrompre le flux des échanges commerciaux, elle empêche aussi la flotte russe d'opérer en tant que puissance mondiale. De plus, le transport par voie d'eau est beaucoup moins cher que les voies terrestres ou aériennes.
Cette absence de port en eau chaude avec accès direct aux océans a toujours été le talon d'Achille de la Russie, aussi important pour elle sur le plan stratégique que la plaine nord-européenne. La Russie est désavantagée sur le plan géographique, et n'est sauvée que grâce à son pétrole et son gaz.
L'énergie comme pouvoir politique sera donc déployée à maintes reprises dans les années à venir, et le concept de “Russes ethniques” sera utilisé pour justifier toutes les actions de la Russie, en jouant à chaque fois avec sa définition afin de servir ses intérêts.
Cartographie de l’influence russe
On peut diviser les États qui formaient autrefois l'URSS en 3 catégories : ceux qui sont neutres, le groupe pro-occidental et le camp pro-russe.
1️⃣ Les pays neutres - Ouzbékistan, Azerbaïdjan et Turkménistan - sont ceux qui ont le moins de raisons de s'allier à la Russie ou à l'Occident. Tous les trois produisent leur propre énergie et ne sont pas redevables à l'un ou l'autre camp pour leur sécurité ou leur commerce.
2️⃣ Dans le camp pro-russe se trouvent le Kazakhstan, le Kirghizstan, le Tadjikistan, le Belarus et l'Arménie. Leurs économies sont liées à la Russie comme l'est en grande partie l'économie de l'Ukraine orientale. Sur les cinq, tous, à l'exception du Tadjikistan, ont rejoint la Russie dans la nouvelle Union économique eurasiatique (une sorte d'UE russophone), qui a célébré son 7e anniversaire en janvier 2022. Et les cinq font partie d'une alliance militaire avec la Russie appelée Organisation du traité de sécurité collective (OTSC). La Russie maintient une présence militaire au Kirghizstan, au Tadjikistan et en Arménie.
3️⃣ Ensuite, il y a les pays pro-occidentaux qui faisaient partie du Pacte de Varsovie mais qui sont maintenant tous membres de l'OTAN et/ou de l'UE : Pologne, Lettonie, Lituanie, Estonie, République tchèque, Bulgarie, Hongrie, Slovaquie, Albanie et Roumanie. Ce n'est pas un hasard si nombre d'entre eux figurent parmi les États qui ont le plus souffert de la tyrannie soviétique. Ajoutez à cela la Géorgie, l'Ukraine et la Moldavie, qui souhaiteraient toutes rejoindre les deux organisations, mais qui sont tenues à distance en raison de leur proximité géographique avec la Russie et parce que toutes trois ont des troupes russes ou des milices pro-russes sur leur sol. L'adhésion à l'OTAN de l'un de ces trois pays pourrait déclencher une guerre.
Tant qu'un gouvernement pro-russe était en place en Ukraine, les Russes pouvaient être sûrs que leur zone tampon resterait intacte et protégerait la plaine d'Europe du Nord. Même une Ukraine neutre, qui promettrait de ne pas adhérer à l'UE ou à l'OTAN et de respecter le bail de la Russie sur le port de Sébastopol en Crimée, faisait l’affaire. Le fait que l'Ukraine dépende de la Russie pour l'énergie rendait également acceptable, bien qu'irritante, sa position de plus en plus neutre. Mais une Ukraine pro-occidentale qui ambitionne de rejoindre les deux grandes alliances occidentales et qui remet en question l'accès de la Russie à son port de la mer Noire, ou une Ukraine qui pourrait accueillir une base navale de l'OTAN, est inadmissible selon le point de vue russe.
L’arme énergétique
Les armes les plus puissantes de la Russie aujourd'hui, en laissant de côté les missiles nucléaires, ne sont pas l'armée et l'aviation russes, mais bien le gaz et le pétrole.
Au nord, via la mer Baltique, se trouve la route Nord Stream, qui est directement reliée à l'Allemagne. En dessous, traversant la Biélorussie, se trouve le gazoduc Yamal, qui alimente la Pologne et l'Allemagne. Au sud se trouve le Blue Stream, qui achemine le gaz vers la Turquie via la mer Noire.
Plus vos relations avec la Russie sont bonnes, moins vous payez pour l'énergie. Par exemple, la Finlande obtient de meilleurs prix que les États baltes. Cette politique est utilisée de manière très agressive par le Kremlin.
La Lettonie, la Slovaquie, la Finlande et l'Estonie dépendent à 100 % du gaz russe, la République tchèque, la Bulgarie et la Lituanie à 80 %, et la Grèce, l'Autriche et la Hongrie à 60 %. Près de la moitié de la consommation de gaz de l'Allemagne provient de la Russie, ce qui explique en partie pourquoi les politiciens allemands ont tendance à être plus lents à critiquer le Kremlin pour son comportement agressif qu'un pays comme la Grande-Bretagne, qui non seulement a une dépendance de 13 %, mais possède également sa propre industrie de production de gaz, avec des réserves pouvant atteindre 9 mois d'approvisionnement.
Constatant que l'Europe veut du gaz, et ne voulant pas être perçus comme faibles face à la politique étrangère russe, les Américains pensent avoir la réponse. Le boom massif de la production de gaz de schiste aux États-Unis leur permet non seulement d'être autosuffisants en énergie, mais aussi de vendre leur surplus à l'Europe. Pour ce faire, le gaz doit être liquéfié et expédié outre-Atlantique. Il faut ensuite construire des terminaux et des ports de gaz naturel liquéfié (GNL) le long des côtes européennes pour recevoir la cargaison et la transformer en gaz. Washington approuve déjà des licences pour des installations d'exportation, et l'Europe entame un projet à long terme visant à construire davantage de terminaux GNL. Le Kremlin ne serait alors plus en mesure de fermer les robinets.
En réalité, il est peu probable que le GNL remplace complètement le gaz russe, étant donné son prix beaucoup plus élevé. Mais il renforcera sans doute les pays européens dans leurs négociations. Pour se préparer à une éventuelle réduction de ses revenus, la Russie prévoit des gazoducs vers le sud-est et espère augmenter ses ventes à la Chine.
Face aux sanctions
En lançant une attaque contre l’Ukraine ce jeudi, la Russie s’expose à de lourdes sanctions financières de la part des Etats-Unis et de l’Union européenne. Mais c’est un scénario qui s’était déjà produit en 2014 avec l’annexion de la Crimée. Cela a permis au pays de se préparer à de potentielles futures sanctions et à émanciper son économie au maximum des pays occidentaux.
L’agriculture russe s’est développée (1er producteur de blé dont les recettes dépassent désormais celles de la vente d’armes)
Le pays a fortifié ses relations avec la Chine
La Russie peut faire du commerce direct avec son voisin et s’aider du pays pour contourner les sanctions occidentales : y transférer ses produits et les vendre à l’international après
Un gazoduc a été créé avec la Chine
La grande opération de dédollarisation de l’économie russe a porté ses fruits
Moscou a échangé un nombre important de ses dollars contre de l’or ou des yuans
En 2013, 100% des hydrocarbures russes étaient vendus en dollar, contre 10% seulement aujourd’hui
La dette publique du pays ne dépasse pas les 20 % de son PIB, contre 120 % pour la France et 98,3 % pour la zone Euro
La Russie dispose également d’un fonds souverain de 180 milliards de dollars et de réserves financières de 640 milliards de dollars
La Russie a développé des échanges commerciaux avec le Brésil, l’Inde et d’autres nations émergentes
La Russie a développé un système parallèle au réseau SWIFT
Entre la superpuissance chinoise voisine, une quasi-autonomie énergétique et une population rompue à la difficulté, Moscou ne manque pas d’arguments pour résister à une guerre économique d’ampleur.
“La reconnaissance des républiques autoproclamées du Donbass par la Russie, qui viole l’intégrité et la souveraineté de l’Ukraine, démontre l’échec de la politique de sanctions occidentales appliquées depuis huit ans. Elles enclenchent néanmoins une pluie de nouvelles mesures de rétorsion, qui n’ont jamais remporté de succès alors même qu’elles étaient appliquées à des États moins puissants et moins isolés que la Russie. La probabilité qu’elles parviennent cette fois à leur fin est, par conséquent, tout à fait négligeable.” - Hélène Richard & Anne-Cécile Robert, Le monde diplomatique