Luckin Coffee : La Chute du Starbucks Chinois
Luckin Coffee, c'est la startup au développement ultra-rapide qui voulait détrôner Starbucks, avant de s'écrouler. Récit d'un fiasco.
Cet épisode fait suite au précédent : [AL022] La « Guerre des Cafés » en Chine.
Luckin Coffee, c’est la startup au développement ultra-rapide qui voulait détrôner Starbucks.
Créé il y a peine trois ans, Luckin Coffee a connu une croissance folle grâce au soutien financier d’investisseurs étrangers. L’enseigne compte en Chine plus de 4500 points de vente, contre 4200 environ pour Starbucks, son concurrent direct implanté dans le pays depuis 1999.
L’enseigne s’est rapidement introduite sur le Nasdaq en mai 2019, où elle a pu lever 650 millions de dollars. Sa capitalisation boursière a ensuite atteint un record de 12 milliards de dollars en début d’année, avant de s’effondrer et de ne plus valoir que 350 millions. Récit d’un fiasco.
Le Développement Ultra-Rapide de Luckin
La stratégie de Luckin repose sur 4 grands piliers :
1- Des cafés minimalistes
La plupart des cafés Luckin sont en fait de petits points de collecte dans des bureaux d’entreprises ou des campus. Ils n’offrent pas de places assises, mais sont uniquement taillés pour réaliser des boissons et soit laisser le consommateur venir les récupérer, soit les lui livrer directement. Le but des points de vente Luckin est d’être le plus près possible du consommateur.
2- Des réductions très agressives
Le marketing de Luckin est axé sur les coupons de réductions et les remises. L’enseigne offre à chaque nouveau consommateur une boisson gratuite, et -50% sur la suivante. Si vous êtes fidèle, achetez un café, et recevez-en un deuxième gratuit. Toutes ces réductions font que les prix chez Luckin sont sensiblement inférieurs à ceux de Starbucks (de 30% en moyenne).
L’entreprise a réussi à attirer par là une clientèle fidèle, pour qui le prix est un critère d’achat important, et qui n’a pas forcément le temps de s’asseoir et de boire un café sur place.
3- Un positionnement moins prestigieux que Starbucks
Les chinois accordent une grande importance à la réputation et au statut, en particulier pour leur famille et leur communauté. Ils veulent être associés à des marques et à des produits qui représentent la prospérité, le succès et l’ascension sociale.
Starbucks s’est positionné comme LA marque de café premium en Chine. L’enseigne facture même des prix 20% plus élevés en Chine que dans d’autres parties du monde. Starbucks choisit des emplacements très haut de gamme pour ses cafés, notamment des centres commerciaux de luxe et des tours de bureaux emblématiques.
Luckin a emprunté une voie complètement divergente. Ses espaces sont en général plus minimalistes, certains n’offrant pas de tables, pas de comptoirs ni même de caisse enregistreuse. Les consommateurs ont tous précommandé et payé leur café à l’avance via une application mobile, et n’ont donc besoin de passer que quelques minutes au sein des cafés Luckin.
La cible est claire : les étudiants et les cols blancs pressés. L’économie réalisée dans leurs boutiques permet de faire baisser le prix des produits proposés, et donc de mieux répondre aux attentes de leur clientèle.
4- La livraison en moins de 20 minutes
Nous en avions parlé dans [AL022], les différentes enseignes de café sont en train de se livrer une vraie bataille dans les grandes villes de Chine pour disposer du meilleur système de livraison. Cela explique le maillage très serré des points de vente Luckin, qui a fait de la livraison rapide l’une de ses propositions de valeur principales.
Luckin Coffee coopère avec le deuxième plus grand service de livraison en Chine, SF Express, pour livrer les commandes aux clients dans un rayon de deux kilomètres autour de chaque café. Ce modèle convient très bien à la vie trépidante des citadins chinois.
Une Introduction en Bourse Après 2 Ans d’Existence
Le groupe, qui a été fondé il y a seulement deux ans, s’est rapidement introduit sur le Nasdaq en mai 2019, où il a pu lever 650 millions de dollars.
L’entreprise a reçu le soutien du géant de la gestion d’actifs BlackRock. Goldman Sachs lui avait accordé un prêt de 518 millions de dollars, et le négociant en matières premières agricoles Louis Dreyfus Company était un partenaire industriel.
Négociées sous le symbole LK, les actions Luckin ont été d’abord été évaluées à 17 dollars la veille de son introduction, mais son cours est vite monté aux 25 dollars lors de son premier jour sur les marchés.
Sa fondatrice, Jenny Zhiya Qian, qui possède près de 17 % des parts l’entreprise, a été élevée au rang de milliardaire pendant quelques minutes avant de décliner aussitôt. Elle termine cette première journée avec une fortune estimée à 800 millions de dollars.
La cotation au Nasdaq a donné à Luckin la dose de caféine nécessaire pour accélérer sa course à l’ouverture de points de vente en Chine, et sa capitalisation boursière n’a cessé de grimpé, de 4 milliards à 12 milliards en 2020.
Don’t : Gonfler Ses Résultats Avec des Transactions Fabriquées
Le fonds spéculatif Muddy Waters avait encore une fois vu juste.
« Muddy Waters Research LLC. a été fondée par l’investisseur américain Carson Block et a fait ses armes en dénonçant les malversations comptables d’entreprises chinoises cotées en Amérique du Nord comme le Sino-Forest Group et NQ-Mobile. Son principe de fonctionnement est simple : rédiger des notes contenant des informations gênantes (souvent des allégations de fraudes ou de mensonges) à propos de l’entreprise ciblée, tout en prenant eux-mêmes position en vendant les titres de la société concernée. Les notes d’analyses de Muddy Waters sont publiques et accessibles gratuitement à tous sur son site Internet, afin qu’un maximum de personnes y ait accès. » (Source)
Muddy Waters s’est notamment fait connaître en France par ses prises de position à la baisse sur différentes sociétés dont Casino. Le 31 janvier 2020, le fonds activiste a fait tanguer le titre Luckin en faisant savoir qu’il avait parié contre celui-ci, après avoir reçu un rapport anonyme affirmant que le groupe chinois avait falsifié à grande échelle ses résultats financiers.
Sur des bases jugées “crédibles” par le fonds, ce rapport affirmait que depuis son IPO, Luckin était devenu un véhicule frauduleux, à la performance opérationnelle et commerciale totalement fantaisiste.
Ce rapport cité par Muddy Waters estimait, entre autres, que le nombre d’articles vendu par magasin et par jour était surestimé d’au moins 69% au 3e trimestre de 2019 et de 88% au 4e trimestre de 2019, en se basant sur plus de 11 000 heures de vidéo-surveillance des magasins.
Le rapport affirmait par ailleurs que près de 26 000 tickets de caisse montraient que Luckin a gonflé son prix de vente net par article d’au moins 0,17 dollars, soit 12% du prix moyen, pour soutenir artificiellement son modèle économique.
Simplification du schéma de fraude de Luckin Coffee
Le rapport a été publié à peu près au moment où l’auditeur de Luckin devait examiner les résultats de 2019. Les actions de Luckin ont alors bien plongé, mais ont recommencé à grimper dès que la société a nié ces allégations.
Il est important de noter également qu’un autre fonds activiste, Citron Research, avait vivement critiqué le rapport de 89 pages de Muddy Waters. Citron Research a dénoncé un document pas assez précis, et rétorqué que les chiffres de téléchargement de l’application ainsi que plusieurs autres données recoupées confirmaient bien les finances de Luckin.
Comme bien souvent, on se retrouve avec des informations contradictoires, complètement orthogonales. Faut-il croire le lanceur d’alerte ou le communiqué officiel ?
Comment détruire 80% de 6,6 milliards de capitalisation boursière en 1 communiqué ?
Et puis, début avril, Luckin Coffee a finalement révélé que certains de ses dirigeants étaient accusés d’avoir falsifié le chiffre d’affaires de 2019 à hauteur 310 millions de dollars.
C’est-à-dire 75% des ventes du groupe sur les trois premiers trimestres de son exercice 2019 !
Pour inciter les consommateurs à opter pour ses cafés, Luckin Coffee a multiplié les opérations de promotion, coupons de réduction à l’appui. Quitte à adresser les généreux coupons à des clients fantômes pour alimenter la machine et tomber dans la malversation.
Cette déclaration n’a pas manqué de faire des vagues et a fait tanguer le cours boursier. Alors que sa capitalisation atteignait le cap des 12 milliards de dollars (10,64 milliards d’euros) en janvier 2020, elle a sombré à 350 millions après le coup de semonce.
Un an à peine après une entrée fracassante sur le Nasdaq à New York, la société Luckin Coffee n’y est plus cotée. Elle a été rayée de la carte boursière américaine depuis le lundi 29 juin.
Toujours Plus Vite
Les entreprises qui cherchent la croissance a tout prix n’ont pas toutes bien fini. Nous en avons parlé à plusieurs reprises, que ce soit dans [AL001] à propos de WeWork ou dans [AL003] à propos de Wow Air.
Le même schéma continue de se répéter. Ceux qui ont acheté tôt et vendu au pic sont les grands vainqueurs, et ceux ayant acheté en pleine phase d’engouement ont été rattrapés par la dure réalité des choses.
Luckin semble emprunter le même chemin. Le storytelling de l’enseigne l’a façonné comme une entreprise technologique pouvant perturber le leadership de Starbucks sur le marché chinois.
Luckin a construit sa stratégie de communication autour d’une application mobile, et déclaré aux investisseurs que son modèle l’aidait à collecter des données pour optimiser les ventes et l’efficacité de la chaîne d’approvisionnement.
Bloomberg se demandait en 2019 is Luckin était un fournisseur de boissons ou une entreprise technologique. Son prospectus d’introduction en bourse tentait de faire croire à l’entreprise technologique, pour qui il est plus acceptable d’avoir des charges 3x supérieures à ses revenus (en prenant les revenus frauduleux dans le calcul, sinon le bilan serait encore plus catastrophique).
Revenus et charges de Luckin Coffee (2019)
Dans les faits, Luckin est une entreprise aux grandes ambitions mais qui n’a pas encore trouvé le juste équilibre de son business model. Elle n’a pas encore réussi à fidéliser ses clients autrement qu’en subventionnant leur consommation. Tant qu’elle ne sera pas parvenue à cela, son avenir restera encore très incertain. Encore plus aujourd’hui que son image est ternie par le scandale de ses livres comptables.
Aux Etats-Unis, la chute du spécialiste du petit noir a même relancé le débat de l’exclusion de sociétés chinoises des bourses américaines !
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